samedi 15 décembre 2007

Le pays qui ne s'aimait plus

"Point de vue" par Pierre Mertens exprimé dans le journal français "Le Monde".
Extraits:

Il y a une trentaine d'années, lorsque nous avons, le sociologue Claude Javeau et moi, forgé le concept de "belgitude", nous étions bien loin de penser que cette boutade, via un clin d'oeil appuyé à Léopold Sédar Senghor et Sullerot, résisterait à l'épreuve du temps.

On a beaucoup glosé sur le caractère artificiel d'une construction nationale ambiguë, conçue pour faire pièce à certaine Sainte Alliance et neutraliser les passions conquérantes des grandes puissances européennes (les calculs stratégiques du dénommé Talleyrand n'y avaient pas été pour rien).
Discriminée au sein d'un Etat qui s'était créé unitaire et francophone, la population flamande développa bientôt de grands espoirs d'inverser, lorsque l'occasion se présenterait, le rapport de force. Une partie non négligeable de celle-ci pactisa et collabora même avec l'ennemi durant l'Occupation, entre 1940 et 1945, pour assouvir son appétit de revanche. Et nous en recueillons encore, au demeurant, les fruits empoisonnés.
Une guerre sourde s'était déclarée entre les communautés linguistiques - et pourquoi ne pas dire : ethniques ? - qui ne s'apaisa, désormais, que par intermittence, pour faire illusion.

Il n'est plus question que "de portes qui claquent au Parlement, d'ultimatums, de gaffes et de diktats, de compromis impossible, de risque de crash, de gifles, de viols et de camouflets, de coups durs et de coups bas, de bombes à retardement, de fractures et de point de rupture, de guerre de tranchée, de dramatisation autour de Bruxelles, d'agression politique et de passage en force, de riposte et de représailles... d'actes de belligérance sur tous les fronts !"

on se livre, partout, à des concours d'épitaphes. Les nécrologies débordent. On diagnostique, dans un délire d'anticipation, l'encéphalogramme plat. La Belgique serait, pour la énième fois, bien morte. Alors, si, au lieu de parier sur le pire - ou de verser dans l'angélisme, ce qui revient au même -, on s'évertue à examiner froidement la situation, on se retrouve même à établir certains constats.
Au sud du pays, les francophones se sont suicidairement divisés et ne font guère d'efforts pour dépasser leurs démagogiques dissensions. Un pestilentiel climat de corruption y a régné presque impunément, et cela au risque insensé d'amoindrir la crédibilité de toute une communauté. On se serait bien passé de la mansuétude dont ont pu bénéficier certaines mafias locales.
Au nord, un nationalisme nauséabond s'est radicalisé, sans qu'on y prenne vraiment garde. L'installation - parfois fantomatique - d'un "cordon sanitaire" autour d'un club ouvertement xénophobe, sinon néonazi, n'empêchera pas d'autres partis, plus "présentables", de s'unir pour former une entité totalement dévouée, par avance, à la scission du pays. Un seul parti, parmi eux, dirigé par un leader résolument négationniste, qui n'a envoyé au Parlement que six députés (sur un total de plus de 200), tient l'organe majoritaire, dont il est l'allié indispensable, par la barbichette, et de ce fait le pays tout entier.
La Belgique ne s'aime plus. Elle ne s'est jamais vraiment assez aimée.

le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes laisse la place au droit de l'Etat à disposer des peuples -, pour recouvrer un désir de Belgique. En attendant, on masque cruellement, de façon obscène, les besoins des gens, leurs inquiétudes socio-économiques et leurs soucis écologiques.
A quoi bon ce pays s'immolerait-il ? Il faudrait aussitôt en réinventer un, qui lui ressemblât.

Pierre Mertens est romancier, chroniqueur au quotidien "Le Soir" et membre de l'Académie royale de Belgique.

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